Blanche-Plaine 5310, Mer du Sud
L'air marin saturé de sel auquel s'ajoutait une étouffante fumée noire était suffocant. Toutefois, c'était un moindre mal. Il parvenait à couvrir l'odeur du sang.
Yernic sentait peu à peu l'adrénaline s'estomper tandis que, appuyé sur le pont, il voyait s'éloigner progressivement le brasier qui, seulement quelques heures auparavant, avait bravé fièrement les flots, les voiles gonflées par le vent et la gloire.
L'homme n'était plus attristé par cette vue désastreuse depuis longtemps. Après tout, il était là pour ça. Toutefois, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver un sentiment de nostalgie d'une vie antérieure après chaque confrontation. Une vie où il n'en avait encore jamais prit une autre.
- Encore à rêvasser ? Serais-tu en train de déterminer ce que tu nous chantera tout à l'heure ?
Yernic n'eut pas besoin de tourner la tête pour reconnaître son vieil ami que la voix rauque trahissait.
- Je ne suis pas encore décidé, Ulmiar, répondit-il. Quelle est l'ampleur du butin ?
- En terme d'or, pas grand chose. On devrait tirer quelques milliers de Dralions par personne des coffres qu'il y avait en cale, pas plus. En revanche, étant donné que c'était un bateau de l'Ordre, on a de quoi gonfler le râtelier. Du reste, on touchera notre part ce soir, comme d'habitude.
- Et en terme de pertes ? Combien à déplorer ?
- Vingt-sept des nôtres, soupira Ulmiar, en se grattant machinalement le crâne. Bientôt vingt-neuf, vu l'état d'Algar et de notre petite Mirielle. Elle s'est prit un vilain coup, pas de bol pour un premier voyage.
- Vingt-neuf... répéta Yernic. Ça fait plus que la dernière fois...
- … Mais moins que la prochaine ! Aller, te morfonds pas, et rejoins nous !
- Donne moi un instant, veux-tu ?
Ulmiar jeta un dernier regard à son ami, qui n'avait toujours pas levé les yeux des flammes dansantes dans la brume, puis s'en retourna vers les autres, en un haussement d'épaule. Après tout, si celui-ci n'avait pas l'intention de partager la traditionnelle beuverie qui suivait un abordage fructueux, c'était bien son problème. Problème qu'il n'avait jamais réussi à comprendre, d'ailleurs.
Le vieux loup de mer suivit donc les sons étouffés de rires et l'odeur de rhum provenant du pont inférieur, descendit quelques marches, et découvrit en un sourire en coin qu'il n'avait pas fallu attendre longtemps pour que l'alcool coule à flots.
L'équipage du Brasier des Mers, bien que réputé par son terrifiant palmarès de pillages, n'affichait pour l'heure nulle différence avec une soixantaine d'ivrognes écumant les tavernes, à ceci-prêt que chacun portait à son côté une arme – à moins que celle-ci ne soit appuyée nonchalamment contre une cloison. Certains n'avaient même pas prit le temps de nettoyer leur lame du sang qui l'enduisait, avant d'eux même se couvrir de ridicule en dansant sur une table – comportement qu'Ulmiar appréciait peu, mais pouvait comprendre. C'était le deuxième abordage fructueux du mois, ce qui signifiait deux choses : le navire pourrait enfin faire escale, et Ulmiar pourrait enfin rentrer chez lui pour de bon.
Cela faisait maintenant plus de 27 ans qu'il avait abandonné la marine marchande pour se lancer corps et âme dans le large mouvement de piraterie, qui s'était emparé des eaux ysariennes depuis maintenant bientôt 190 ans. Il y avait trouvé fortune, aventure et un sens à sa vie, ce qu'il n'avait jamais regretté – et ne regretterait probablement jamais. Mais il sentait l'âge commencer à peser sur ses épaules, et l'excitation du combat laisser place à une peur de ne pas en revenir. Autrement dit, il avait fait son temps, et la petite fortune qu'il avait réussit à accumuler suffirait à le sustenter pendant encore de nombreuses années, s'il parvenait évidemment à ne pas tout dilapider en femmes et en bonheur périssable comme il le faisait jadis. Ulmiar fut tiré de ses pensées lorsque son regard tomba sur un jeunot en larmes, dans un coin de la pièce.
Brisc ne vit pas s'approcher le vieux marin. À vrai dire, il n'était pas conscient de grand chose de ce qui se passait autour de lui. La tête plongée dans ses bras et le corps recroquevillé, il n'avait de cesse que de voir défiler encore et encore ce à quoi il avait assisté avec effroi seulement quelques heures auparavant.
Des corps. Des cris. Des flammes. Du sang.
Ce n'était pas ce qu'on lui avait promis, lorsqu'il s'était engagé dans l'équipage. On lui avait promit or et gloire, pas mort et désespoir. Bien sur qu'il s'était attendu à voir des gens mourir. Mais il ne s'était pas attendu à voir des individus tomber sous les coups. Il ne s'était pas attendu à voir l'horreur que pouvaient commettre ceux avec qui il avait ri de bon cœur jusqu'ici. Il ne s'était pas attendu à voir la mort en face.
À vrai dire, il ne savait pas très bien à quoi il s'était attendu. Du haut de ses quinze ans, il se considérait déjà comme un parfait imbécile. Et maintenant, il ne savait plus comment s'en sortir.
Un tapotement sur l'épaule le fit sursauter.
- Hé là, mon garçon, qu'est-ce qui te rend si pâlot ?
L'homme aux cheveux grisonnants s'assit à ses côtés. Brisc ne parvint pas à articuler un mot, si bien que le vieux marin n'attendit pas de réponse avant de poursuivre.
- D'où est-ce que tu viens, mon p'tit ?
- De... De Viperlu, en province de Sehyrziel.
- Un campagnard ! J'pense que je sais ce qui te tracasse. Tu te dis « j'aurais du rester à terre, à torcher le cul des vaches ». Eh bien tu te trompe, mon garçon. T'as de la chance, d'être ici. En fait, j'aurais bien aimé être à ta place à ton âge. Tu crois peut être que dans une ferme t'aurais eu la vie facile longtemps ? Tôt ou tard, tu te serais fait faucher par une saloperie de vouivre. Ici t'es entouré, et pas par les pire ! Le Brasier des Mers, y a t'il meilleur rafiot pour commencer une vie pleine d'aventures ? Les bardes chantent nos noms aux quatre coins de l'Ysarie, et bientôt le tien ! Alors sèche tes larmes, et rejoins les autres. Tu verra que dès que tu touchera ta part, t'y pensera plus.
Brisc hocha timidement la tête. Il essaya même d'esquisser un sourire.
Il n'en eut pas le temps.
Un vacarme assourdissant s'éleva soudainement lorsque le projectile perça la coque et traversa la pièce pour aller heurter de plein fouet un des soiffards de l'équipage, broyé sur le coup. L'euphorie générale laissa place instantanément à un chaos complet. La foule boita vers l'escalier menant au pont, alors qu'Ulmiar s'approcha prudemment du cadavre inerte. Une peur qu'il n'avait jamais encore ressentie s'empara de lui lorsqu'il reconnu le projectile.
Un crâne noir durcit dont le front était gravé d'un P. P comme « pirate ».
Ou comme « Purificateur ».
Yernic détourna brutalement son regard des flammes disparaissant au loin, alerté par la détonation, et chercha à en déterminer la provenance.
C'est alors qu'il le vit.
Apparaissant comme un spectre au milieu de la brume, les voiles noires du Purificateur se rapprochaient dangereusement. Le bois sombre dont était fait la coque contrastait avec la pâleur des ossements de serpent de mer qui ornaient sa proue. Au mât se balançaient au gré de la brise des corps pendus, noircis par les flammes dans lesquelles ils avaient péri. Des corps de pirates.
Yernic fut instantanément prit de panique. Il savait son dernier jour arrivé. Son seul espoir de survie était encore de sauter à l'eau et de prier pour ne pas de noyer avant d'être secouru par un navire. Ce qu'il fit.
Le capitaine Agitael grimaça le seul sourire que son corps déformé pouvait lui permettre. Les batteries de canons retentissaient, couvrant les cris de panique de l'équipage de pourriture du navire lui faisant face. D'une main décharnée, il chercha dans son long manteau noir le morceau de parchemin sur lequel il raya alors un nom. « Brasier des Mers ». L'Ordre serait satisfait. À nouveau, il aurait nettoyé les eaux du Sud d'un parasite. Il roula le morceau de parchemin, le rangea, puis se tourna vers son équipage.
- Chevaliers du Pavillon d'Or, hurla t-il. Sévissez !
Une acclamation générale accompagna les cliquetis des armures de la foule. Agitael ajusta son large chapeau à plumes noirs, et passa une main dans sa barbe. Il entendit un hurlement sourd englouti par les flots alors qu'un arbalétrier venait d'abattre un lâche qui venait de se jeter à l'eau. Un de moins à traquer.
Lorsque la brume se dissipa, deux carcasses coulaient vers le fond. Et un capitaine de plus pendait au mât.