Clair-Jour 7143, Désert de Maak'Sin
D'une main fébrile, Lianeg essuya par automatisme la sueur qui perlait à nouveau sur son front, puis porta à ses lèvres sa gourde, laissant couler dans sa gorge quelques gouttes d'eau bouillante au goût de sable, avec un rictus de dégoût. Le vieillard mit sa main en visière, et scruta une nouvelle fois l'horizon, dans l'espoir d'un résultat différent. Ce qu'il constata ne le fut guère.
À perte de vue ne s'enchaînaient que plaines de sable et ossements titanesques émergeant du sol. Le Val des Baleines portait décidément bien son nom. Si autrefois la vue d'autant de carcasses de géants marins avait émerveillé un jeune Lianeg à l'instinct aventurier, elle le laissait parfaitement de marbre aujourd'hui. Le poids des années avait fait son œuvre, et l'habitude est meurtrière. Dans un juron désuet, Lianeg rangea la gourde dans son paquetage, et se remit en route. Pas de reptile à l'horizon, et ses réserves d'eau s'amenuisaient dangereusement. Néanmoins, il ne pouvait se résoudre à rentrer aux portes de la cité les mains vides. Par ailleurs, il ne l'avait jamais fait. De toute sa vie, Lianeg n'avait jamais déçu les siens. Maintes fois on avait cru à sa mort, et pourtant, il était toujours revenu de la chasse avec en poche un précieux butin. Celui que chacun convoite, mais que bien peu osent quérir : les perles d'est.
La beauté de ces joyaux avait charmé l'humain de tout temps : une forme parfaitement sphérique, une clarté de cristal et un vert profond, tels étaient les attributs de ces bijoux du désert. Depuis des millénaires, les nobles d'Ysarie s'arrachaient ces perles, dont l'acquisition seule suffisait à pavaner aux salons, et ouvraient les portes de bien des cérémonies. Rares étaient ceux qui pouvaient s'offrir de tels atours, et plus rares encore étaient ceux qui réussissaient à les faire franchir la frontière du désert. Officiellement, il était interdit de traverser la Grande Muraille de Roc avec dans son bagage de tels joyaux qui, selon les traditions ancestrales des peuples du désert, étaient réservés aux rois et aux plus preux guerriers. Dans les fait, chacun savait qu'il suffisait de s'adresser aux bonnes personnes pour pouvoir en obtenir - au coût d'un prix démentiel. Aussi, de nombreux Yll' Feärsys – ou « Chasseurs de Perles » comme on les appelait à l'ouest – s'étaient lancés à l'assaut du désert en quête de gloire et richesse. Mais bien peu savaient se montrer à la hauteur du danger et parvenaient à leurs fins. Seuls les plus vaillants guerriers du continent, au mental forgé dans le même acier que leur lame, revenaient aux portes de Grandes Cités avec en en bourse deux perles d'est. Lianeg était de ceux-là. À un détail prêt cependant. De la gloire ou de la richesse il n'avait cure. Le trésor qu'il chérissait était tout autre.
Ydryl Myhys était la plus somptueuse merveille sur laquelle Lianeg avait jamais pu poser le regard. Ses cheveux avait la couleur de l'ébène, et ses yeux de jais la profondeur des abysses. La délicatesse de sa peau bronzée semblait avoir été épargnée par la dureté du désert, et chacun de ses gestes était empli d'une douceur rare. Chaque pensée envolée vers cette femme émouvait Lianeg depuis le jour même où il l'avait rencontrée, jour qui, en somme, aurait put être comme tous les autres, mais qui, dès lors qu'il avait aperçut cette splendeur, resterait gravé à jamais dans sa mémoire comme un souvenir présent. Un hier d'autrefois. Il la voyait encore, au cœur du dédale des rues étroites de Ay'Aryd, danser comme une flamme sur une petite estrade à l'occasion de la fête de la nuit. Comme tant d'autres, il avait été envoûté. Mais à lui seul, Ydryl avait rendu son admiration.
Le sourire qui s'affichait sur les traits du vieillard était le même que depuis trente ans, chaque fois qu'il repensait à sa femme. C'était elle qui l'aidait à poursuivre ses expéditions au travers du désert. Le seul fait d'imaginer le bonheur qu'elle aurait en découvrant le cadeau qu'il lui préparait le poussait à continuer sa traque sans relâche. Peu d'humains avaient la chance de pouvoir se parer d'une broche ornée d'une perle d'est. Mais aucun, à sa connaissance, n'avait jamais porté de collier constitué d'autant de ces joyaux. Trente, précisément, un pour chacune des années qu'ils avaient passés ensembles depuis leur première rencontre. Après des années de quête, il ne lui restait plus que deux perles à obtenir. Ce voyage serait le dernier. Cette simple idée lui fit presser le pas.
Les heures s'enchaînaient comme autant de maillons bouillants. Lianeg n'avait pas la moindre idée du temps qui s'était écoulé depuis son départ de la cité. En ce Clair-Jour ardent, les nuits ne tombaient plus. Chacun savait qu'il était folie d'entreprendre un voyage dans le désert en une période pareille, mais la détermination de Lianeg était telle que cette folie ne l'avait pas arrêté. Ce ne fut qu'après une interminable et harassante marche au sein du val qu'il finit par la percevoir. Cette infime vibration du sol que seul un Yll' Feärsys pouvait considérer comme de bon augure. Lianeg se mit aussitôt à compter tout en déposant délicatement son paquetage.
Un... deux... trois... quatre... cinq... six... sept... huit... neuf... dix...
La vibration s'estompa au bout de onze secondes. Lianeg maugréa un juron grossier, mais justifié. Selon ses estimations, ce qui venait de le dépasser à quelques mètres sous lui devait en mesurer plus de trente. Le combat n'allait pas être des plus simples. Mais Lianeg y était préparé. Lentement, il porta à ses lèvres une de ses gourdes, de laquelle il tira trois longues gorgées d'eau. Puis il fouilla rapidement dans une besace qui pendait à son côté, et en tira une fiole dont il retira vivement le bouchon de cire. Il lança alors l'objet avec toute la force dont il pouvait faire preuve dans la direction où les vibrations semblaient se diriger. Le projectile, dans sa course, se mua en un grand amas de roc, qui retomba lourdement sur le sol, le faisant trembler sous son poids, avant de se résorber progressivement. La réaction souhaitée ne tarda pas.
Le sable du désert se mit à frémir, à trembler, à s'ébranler, jusqu'à ce qu'une gigantesque patte griffue n'émerge soudainement, avant de s'écraser sur le sol. Prenant appui sur ce membre, la créature titanesque sorti des sables dans un hurlement terrifiant, sous les yeux impassibles de Lianeg. C'était le quinzième Qer'Nadyl auquel il faisait face. Ce spectacle dantesque ne l'impressionnait plus comme autrefois. Néanmoins, ses estimations étaient correctes : ce spécimen était le plus grand auquel il ne s'était jamais confronté.
L'immense reptile qui surplombait le chasseur de perles devait mesurer au moins soixante-dix coudées, de sa mâchoire jusqu'au bout de sa large queue hérissée d'innombrables pointes, chacune d'une coudée de long. Trapue, la créature rampait à pas lents vers le guerrier, agitant la tête en exhibant la collerette d'épines qui la ceinturait. Le corps tout entier du lézard semblait constitué de sable : ses écailles apparaissaient comme des sculptures de grès finement ciselées, et un flot de sable se déversa de sa gueule lorsque que le monstre découvrit de ses babines deux rangées de crocs démesurés. La créature tout entière semblait être l'engeance de l'erg lui même. Avançant à pas lourds, le reptile plongea son regard dans celui de l'humain de ses yeux froids : de petits yeux sphériques, translucides, et plus verts que l'émeraude.
Lianeg n'attendit pas que le Qer'Nadyl fut sur lui pour réagir. S'accroupissant, il posa une main sur le sol, tout en murmurant une flopée de mots inaudibles qui semblèrent couler de ses lèvres gercées. Le reptile lui-même parut ressentir les flots d'énergie impalpable qui se déversaient du chasseur de perle, puisqu'il pressa l'allure dans un nouveau hurlement déchirant. Néanmoins, il ne fut pas assez rapide. Dans un nouveau séisme, une masse émergea aux pieds de Lianeg, et du néant se dégagea une gigantesque écaille, qui enfla tant et tant, se métamorphosant en carapace, dont sortirent un à un les membre d'une tortue démesurée, plus grande encore que le lézard qui, dans un rugissement de défi, se dressa péniblement sur ses pattes arrière, surplombant son nouvel ennemi de toute sa hauteur, avant de se laisser retomber lourdement sur le sol, qui trembla à nouveau.
Protégé derrière l'animal qu'il venait d'invoquer, Lianeg posa une main sur l'une de ses larges pattes écailleuse. Aussitôt, répondant à l'ordre, la tortue avança et tenta d'asséner un violent coup de bec au monstre de sable, qui parvint néanmoins à se porter hors d'atteinte. Celui-ci commença à contourner la tortue, l'obligeant à pivoter lentement, afin de toujours lui faire face. Subitement, le lézard chargea, et d'un coup ascendant prit à la gorge son ennemi, plantant ses crocs dans l'épaisse peau de la tortue, qui se débattit ardemment. Au terme de longues secondes, le Qer'Nadyl lâcha prise, et reprit de la distance en un dernier coup de griffe qui vint arracher quelques écailles au cou de son opposant.
- C'est qu'il est pugnace, celui-là, maugréa Lianeg pour lui même. Tiens bon, Qanagos, il finira comme les autres.
En guise de réponse, la tortue claqua du bec, et avança prudemment vers le monstre. Le reptile de sable tenta alors subitement une nouvelle attaque, mais le cou de son opposant se rétracta rapidement à l'intérieur de sa carapace, avant de jaillir, permettant à Qanagos de porter une morsure à la gorge de la créature, faisant craquer sous son bec des épines et écailles de grès. Blessée par cette défense, la gueule du reptile laissa échapper un flot de sang qui vint se déverser sur le sol en un immonde filet. Le Qer'Nadyl tenta furieusement de griffer son adversaire, mais la longueur réduite de ses pattes ne le lui permirent pas. Il se débattit tant et plus, faisant résonner dans le désert un hurlement tonitruant, et parvint à porter plusieurs coups de queue qui auraient balayé une bâtisse, sans pour autant réussir à se dégager de l'étau. Malgré la puissance incroyable du monstre, la tortue maintenait son étreinte, ignorant la douleur tenace, les pattes ancrées dans le sol sablonneux.
Le Qer'Nadyl, éreinté par le combat, esquissa un moment de faiblesse, dont profita Qanagos pour libérer son ennemi de son bec. Le monstre chu lourdement sur le sol, et n'eut pas le temps de se porter hors d'atteinte avant que la tortue n'écrase son dos d'une gigantesque patte, plaquant ainsi le géant, l'empêchant de se relever. La queue de la créature battit le sol furieusement, ses griffes lacérèrent le sol, mais rien n'y fit : il était bloqué.
Comprenant le moment venu, Lianeg s'approcha du plus vite qu'il pu vers la tête du monstre. Celui-ci, à bout de force, ne put qu'essayer pitoyablement de happer le guerrier en découvrant de sa gueule une longue langue sableuse, mais son ennemi, habitué à la manœuvre, se mit aisément hors de portée. Se postant à côté de la gigantesque tête, il posa à nouveau une main au sol, et, en proférant quelques mots, fit jaillir du néant une seconde tortue, gigantesque également mais qui, en comparaison des titans qui lui faisaient face, paraissait naine. Lianeg se hissa sur son dos, et, depuis cette hauteur, parvint à escalader avec difficulté le crâne du lézard. Celui-ci tenta de se débattre, mais Qanagos appuya encore un peu plus le poids de sa patte sur le dos du monstre, qui cessa immédiatement de résister, vaincu. Lianeg se rapprocha de l'avant de la tête, puis tendit une main qui, dans le même mouvement, se couvrit d'écailles, alors que son bras s'épaississait et que ses doigts se soudaient pour former un puissant bec. Avec froideur, Lianeg surplomba l'oeil du monstre, plongea le bec au cœur du sable entourant la perle, et le referma, arrachant un râle effroyable au Qer'Nadyl. Retirant une poignée de sable qu'il dégagea de ses doigts, Lianeg garda dans le bec la perle tant convoitée. Il la fourra alors dans une poche de sa tunique, avant de répéter l'opération afin d'extraire le second joyau. À peine celui-ci fut-il retiré que la masse de sable qui formait le monstre se désolidarisa et s'écroula au sol. Il resta plus de la créature qu'une petite dune, de laquelle Lianeg descendit en un soupir. Son bras reprit alors son aspect habituel, tandis que rétrécissaient progressivement les deux tortues invoquées, qui disparurent ainsi au terme de quelques secondes.
Fatigué de l'énergie considérable dépensée, Lianeg retourna vers ses effets, dégaina sa gourde et en but une longue gorgée. Un sourire ému s'afficha sur son visage creusé de rides. Enfin il pourrait rentrer chez lui. Enfin il pourrait fournir ses perles au meilleur bijoutier et en tirer le plus bel apparat qui pourrait être façonné par l'homme. Enfin il pourrait le déposer sur la tombe d' Ydryl.
Remettant sur son dos son lourd paquetage, Lianeg reparti vers Maak'Dur, sous le soleil harassant du désert, le pas fébrile et le sourire aux lèvres.