Le Chevalier qui fit du Serpent l'Immortel
Jamais auparavant les terres croupissantes
N'avaient donné vie à bête plus repoussante :
Ce serpent portait une tête à chaque bout,
Mêlant à son passage à la peur le dégoût ;
On pouvait lui compter tant d'anneaux sur le corps
Qu'il aurait marié tous les amants du nord ;
Ses ailes membraneuses portaient tant de plumes
Qu'à sa mort on eut pu en orner le costume
Des nobles et des rois de tout le continent
Sans en manquer jamais. Les têtes du serpent
Se rehaussaient chacune d'une paire de cornes
Armant de quatre sabres le crâne qu'elle orne,
Courbés, tranchants, au clair, parés à la bataille,
À recouvrir les corps de profondes entailles.
L'épaisseur des écailles couvrant le reptile
Se riait des murailles ceignant une ville -
Car si le trébuchet vient à bout des dernières,
Au serpent ne faisaient front que cris et prières.
Ce que chacun avait appris à craindre, enfin,
Plus que l'orage, plus que le froid, plus que la faim,
Était le regard vil, accablant de la bête,
Qui transperçait celui pour qui la mort s'apprête :
Sans aucune piété, et sans pitié aucune,
On voyait dans ses yeux se refléter la lune,
Pleine de son aspect, vide de réconfort :
La loi du marécage est celle du plus fort.
*
Le marais, sous le joug du serpent monstrueux,
Vit trottant au détour d'un chemin tortueux
Un destrier, noble monture, la tête haute.
Sur le dos du cheval, affublé d'une cotte,
D'un écu, d'une lance, et d'un grand sabre courbe,
Conduisait l'étalon au travers de la tourbe
Un cavalier, de noble allure, le cœur vaillant.
Les compagnons, dorés d'un soleil déclinant,
Arrivèrent un soir à l'orée d'un village
Où ne les accueillirent ni saluts, ni visages
Ni guides, ni chansons. Intrigué par cela,
Le guerrier, s'approchant prudemment, appela.
Un paysan survint, pâle comme la mort,
Suivi d'un autre hère, puis d'un troisième encore,
De derrière une porte – personne ne vint ensuite.
Le premier se cacha, le second prit la fuite,
Et le troisième, enfin, se courba piètrement
Devant le chevalier. Celui-ci, dignement,
L'invita à conter l'origine du trouble
Manifeste en ces lieux. « Seigneur, le Serpent-Double
Règne en maître ici-bas, répondit le manant.
Petite est sa pitié, mais son pouvoir est grand.
Il dévora nos biens, nos enfants et nos femmes.
Nul n'a su triompher par l'épée de l'infâme
Engeance du marais. ». « Serait-il convenu,
S'enquit le chevalier qui avait reconnu
L'appel de l'aventure, que ce monstre macabre
Serait donc à l'épreuve des lances et sabres,
Des fléaux et des piques, des dagues et des pieux ? »
« Pire encore, on le dit plus puissant que les Dieux !
Répondit alarmé le paysan fébrile.
Au point que le tuer relève de l'impossible.
Il abat d'un regard ce sur quoi il le pose. »
« Je ne suis pour ma part pas ému par la chose »
« Une autre circonstance je me dois de dire ;
Celui qui tue la bête ne pourra mourir :
C'est cette ultime vie qui attira les preux,
Mais à le tuer, nul ne parvint » « J'en fais vœu !
Je ne crains pas les monstres, mais les monstres me craignent
Je mettrai – je le jure – une fin à son règne !
Au cœur de ce marais je remettrai du baume !
Les rémiges du monstre embelliront mon heaume !
Je me délecterai de vin dans le rhyton
Que je taillerai dans les cornes du python !
J'y vais dès maintenant ! » Alors, d'un coup de bride,
Le chevalier partit dans les terres putrides.
*
Le cavalier n'accordait nulle distraction
Qui aurait pu le détourner de sa mission -
Car il savait sa tâche ardue. Il n'avait certes
Aucune peur, malgré qu'il courût à sa perte,
Mais les mots du manant le harcelaient encore :
« Des écailles solides, et un regard de mort !
Par les dieux, c'est certain : il me faudra ruser ».
Le soir tombait bientôt. Par le voyage usés,
Le brave et sa monture, tous les deux haletant,
À la nuit s'arrêtèrent sur le bord d'un étang.
Le vent soufflait à peine, le ciel était sans voile,
Si bien que dans les eaux se miraient les étoiles.
Le chevalier, parmi l'onde emplie de ténèbres,
Crut soudain remarquer, comme un signe funèbre,
Un œil hideux, d'un blanc immonde, grandiose et pâle,
Comme si, du grand monde, on y mit tout le mal.
Le guerrier, sabre au clair, preux devant l'infortune,
Comprit qu'en vérité, il contemplait la lune
Qui nageait dans l'étang, car au-dessus de lui
Trônait dans les étoiles l'astre de la nuit.
L'homme a cela de beau que devant la beauté
Son esprit fait germer la graine d'une idée.
Aussi le cas du brave ne fut différent,
Car, soudain, pour lui même, il cria : « Je comprends ! »
Aussitôt il saisit sur le bord de l'étang
Une pierre polie par les eaux et le temps,
Alors équipé de son outil du rivage,
Il quit son bouclier, et se mit à l'ouvrage.
Il travailla trois nuits, il travailla trois jours,
Si bien que dans le ciel s'agitaient les vautours,
Impatients de goûter au cadavre d'un lâche
Qui s'écroulerait là, harassé par la tâche.
Ils n'en eurent le loisir, car au troisième soir
Le brave avait fait de son écu un miroir,
Poli par le travail et la sueur du front
De celui qui, au Serpent-Double, ferait front.
*
Le monstre serpentait parmi le marécage ;
Ses sifflements aigus et feulements de rage
Déchiraient le marais - l'homme n'eut qu'à les suivre :
Lors d'une ultime nuit, il rencontra la vouivre.
Jamais auparavant le guerrier valeureux
N'avait dû affronter serpent plus monstrueux :
Les ailes du python cachaient le firmament,
Et ses yeux, du regard, dévoraient ardemment
Le marais comme un feu flamboierait dans son âtre.
Sa langue était de jais, et ses crochets d'albâtre,
Et son corps tout entier semblait né des enfers.
L'homme déclara : « Tremble, car ceci est le fer
Par lequel tu mourras » en brandissant son sabre.
« Je pourfendrai ton cœur, en cette nuit macabre ! »
Le monstre provoqué se jeta sur le brave,
Le toisant comme un roi regarde son esclave,
Et arma son regard qu'il lança tel l'éclair
Qui lors d'une tempête aurait fendu la terre.
Mais le chevalier preux, plus leste que la bête,
Leva son bouclier, et à l'immonde tête
Il montra son reflet. La créature vile
Vaincue par son regard, périt. Le grand reptile
Semblait défait. Le brave, sans doute par mégarde,
Laissa choir son écu, et avec lui sa garde.
Il ne l'eut pas fallu, car le monstre tué
Ne le fut pas par l'homme, par le fil de l'épée,
Mais bien par son regard : ainsi l'ultime vie
Que chacun recherchait fut héritée par lui.
S'étant infligé seul la peine qu'est la mort,
Le voilà affublé, par un mystérieux sort,
D'une énergie nouvelle. Comprenant son erreur,
Le puissant chevalier, abattu de stupeur
Se laissa dévorer.
*
De la terre et du ciel,
Nul ne put s'opposer au Serpent Immortel.
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- auteur inconnu, date inconnue